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Centrale d'achats : ni centre de coûts, ni centre de profit.

Rédigé par Patrick Boëdec, le 8 février 2023




Pendant longtemps, la centrale d'achats a été considérée comme un centre de coûts dont le rôle consistait à négocier des contrats cadres pour que les entités et filiales puissent bénéficier de meilleures conditions grâce à la massification des volumes du groupe.


Rapidement, les centrales ont recherché à devenir des centres de profit, en négociant non plus, seulement de meilleurs prix nets auprès des fournisseurs, mais aussi des remises "arrières" sur le volume transactionnel annuel.


La tentation a vite été de généraliser la négociation de budgets de coopération, sans cesse plus importants, dont la diversité et la sophistication des libellés démontrent que le montant négocié, est devenu à la fois un objectif mais aussi un critère de performance pour la centrale.


C'est à ce moment qu'il faut se poser la question fondamentales quant à la finalité d'une centrale d'achats et de son modèle économique.


Doit-elle être un centre de coût à négocier des conditions pour les opérationnels ou un centre de profit remontant la dîme des fournisseurs auprès du Corporate ?


Quel degré d'autonomie doit-on laisser à la centrale dans la gestion de son activité et du développement de ses compétences.


Comment évaluer les acheteurs ? Faut-il avoir des indicateurs relatifs aux montants de "Budget" (Budget et/ou remises arrières versés par les fournisseurs en fin d'année), peut-être le "Prix nets" (Amélioration des conditions d'achat nettes), ou encore faut-il suivre la réduction de la masse achats d'une année sur l'autre… ?


Ces questions paraissent simples à répondre, mais en réalité elles font ressortir des intérêts contradictoires.


1. Doit-elle être un centre de coût à négocier des conditions pour les opérationnels ou un centre de profit remontant la dîme des fournisseurs auprès du Corporate ?


a) Certaines centrales n'ont d'autre vocation que de négocier des prix au plus nets au profit des opérationnels. Les acheteurs soient régulièrement challengés sur leurs compétences par les patrons d'entités, les adhérents… qui considèrent que les prix ne sont jamais satisfaisants. Dans ce type d'organisation, le directeur achats bénéficie d'une autonomie très limitée dans ses investissements ; Il n'est pas toujours aisé de justifier des dépenses visant à professionnaliser ou à mettre en place de nouveaux outils par le fait qu'ils ne génèrent pas de résultats à court terme. Le directeur achats peine souvent à mobiliser les opérationnels à les financer. J'ai déjà vu plusieurs directeurs achats dans ce cas, devoir s'y reprendre à 3 ou 4 reprises, avant de pouvoir mettre en place un SIHA ou recruter…


Dans ce modèle, les acheteurs ne sont que des fonctionnels, les centrales subissent au fil du temps des coups de rabots successifs au titre de la réduction de coûts et de la productivité. In fine, les meilleurs démissionnent, la perte de compétences augmente proportionnellement au rythme du turnover et la centrale finit la plupart du temps par se fonctionnariser.


b) A l'inverse, les centrales, au-delà de la recherche de prix nets, recherchent des remises "arrière" venant directement enrichir le bas de bilan de la société. La centrale, revendique haut et fort son statut de centre de profit, elle devient le bras armé du "Corporate" dans une logique financière court terme.


De mon expérience, personne n'avalise vraiment cette stratégie de négociation focalisée sur les budgets ; l'action des acheteurs s'inscrit dans une sorte de non-dit. Les dirigeants, quant à eux, se félicitent de ces rentrées, chaque année croissantes, qui tombent toujours à pic en période de clôture. Cet appétence pour les budgets contribue à pérenniser ce qui, progressivement devient une pratique institutionnalisée.







Le danger de cette stratégie, est de voir les centrales "s'enrichir" au détriment des filiales. On peut aisément comprendre que le "Budget" soit pour une équipe dirigeante séduisant, il est visible et tangible, alors que l'amélioration des prix nets négociés pour le compte des opérationnels, quant à elle, se dissout dans attractivité commerciale. Il est aussi évident que du point de vue d'une direction générale, cela n'a pas le même impact et pour les acheteurs, les prix nets ne génèrent pas le même niveau de reconnaissance...


L'activité de l'acheteur peut très vite se résumer à collecter des chèques en fin d'année, que les fournisseurs s'empresseront de répercuter dans les prix. Il ne faut pas être naïf ; les entreprises déterminent leurs nets et remontent les prix en fonction des conditions qui seront exigées que ce soit en remises "arrière" ou budgets.

Dans ce modèle, la filiale risque de perdre de la compétitivité en particulier lors d'appels d'offres, car elle ne bénéficiera pas des meilleures conditions d'achats vis-à-vis de la concurrence.


Ce Business model peut vite devenir pernicieux et déconnecter les acheteurs de la réalité du terrain. In fine, tout le monde perdrait, sauf le fournisseurs, dont l'augmentation de tarif sera toujours plus profitable que le montant du budget réclamé par les acheteurs.


c) Enfin, il peut y avoir une exception à ce modèle, lorsqu'il s'agit d'optimisation fiscale ; dans ce cas, la centrale remonte des conditions des fournisseurs dans un pays non fiscalement attractif et établit des prix de cessions internes plus ou moins élevés aux filiales en fonction du niveau de taxation des pays, le but étant de moduler le résultat comptable avant impôts.


Dans ce cas, la centrale est le bras armé de la holding, son action est supranationale, les filiales doivent se résigner, sur l'autel de l'intérêt général, à accepter une forme d'impôts "Corporate" au détriment de leur performance financière. L'intérêt général prime alors sur l'intérêt local.


2. Quel degré d'autonomie doit-on laisser à la centrale dans la gestion de son activité et du développement de ses compétences ?


Tout d'abord l'autonomie dépend directement du rattachement hiérarchique qui reflète l'importance que les actionnaires accordent à la fonction Achats, c'est à dire sa contribution aux résultats financiers de la société. Le fait que le directeur achats soit rattaché à un DAF, montre que cette fonction n'est pas considérée comme stratégique, dans le cas contraire elle serait directement rattachée au CEO.


Le niveau d'autonomie reflète la capacité à arbitrer entre les parties prenantes mais aussi définit la capacité d'engagement de la centrale pour le compte de ses clients internes, que ce soit en matière de référencements, de choix technologiques, de niveau de service négocié...


Il en est de même pour les investissements, la centrale doit se doter d'outils (la mise en place de SIHA, de plateformes collaboratives, de bases de données de Sourcing mais aussi introduire de nouvelles technologies du type blockchain, engager des missions de conseil en ingénierie ou d'analyse de la valeur, ou de décomposition de la structure de coûts de certains composants, d'audits techniques, organisationnels, financiers, ou encore assurer la présence terrain des acheteurs (visites de sites industriels, salons professionnels, symposiums…) sans oublier l'impérieuse nécessité d'organiser la montée en compétence des acheteurs.


La centrale doit donc posséder un budget de fonctionnement suffisant pour agir en toute autonomie financière lui permettant de construire l'avenir dès lors ou ces dépenses contribueront à apporter un avantage concurrentiel à long terme, sans forcément avoir un impact financier immédiat, mais il faut savoir aussi préparer l'avenir.


3. Comment évaluer les acheteurs, faut-il déployer des indicateurs relatifs aux montant de "Budgets", de "prix nets", ou encore faut-il suivre la réduction de la masse achats d'une année sur l'autre ?


Si l'on considère que le mode de rémunération de la centrale induit le comportement des acheteurs, il est indispensable de préciser comment elle construit son revenu.


J'ai souvent vu des acheteurs se targuer de leur performance au regard du montant des chèques collectés auprès des fournisseurs, ces mêmes acheteurs déplorent les augmentations de tarification de leurs fournisseurs d'une année sur l'autre, sans faire la corrélation entre les deux évènements… Tout et son contraire dans la même phrase…


Il serait illusoire de penser que la négociation de budgets s'obtienne sur le dos du fournisseurs, celui-ci s'efforcera de récupérer les budgets versés d'une manière ou d'une autre que ce soit en surtarifant ou en justifiant des travaux supplémentaires facturés au prix fort. Dans tous les cas, cela s'effectuera au détriment des opérationnels.


Il est définitivement dans l'intérêt des fournisseurs de conserver une tarification élevée quitte à rétrocéder des budgets, plutôt que de prendre le risque de concéder des remises au risque qu'elles soient répercutées dans les prix ce qui aurait pour conséquence de tirer le marché vers le bas. Pratiquer des prix élevés permet également d'éviter une guerre des prix entre les acteurs ce qui aurait pour conséquence de paupériser la rentabilité du secteur. Une telle perspective ne manquerait d'alerter les analystes financiers qui dégraderaient de facto la notation des entreprises.


Je connais pas mal d'industriels qui s'adaptent à cette surenchère de demande de budgets en augmentant régulièrement leurs tarifs pour mieux rétrocéder les chèques en fin d'année. Les responsables grands-comptes négocient alors férocement, et le plus longtemps possible pour user les acheteurs, en concédant progressivement les budgets en fonction d'une enveloppe qui est d'ores-et-déjà attribuée, pour chaque clients en début de la négociation. L'acheteur a ainsi le sentiment d'avoir bataillé héroïquement pour obtenir son chèque.


La vraie compétence d'un négociateur ne se mesure pas à la capacité à réclamer des budgets mais consiste à comprendre la décomposition des coûts d'un fournisseur lorsque cela est possible, son TCO (son coût de possession), mais aussi à définir les unités d'œuvres des prestations à négocier. La valeur ajoutée de la centrale est définitivement d'apporter un Sourcing alternatif, d'exercer un contre-pouvoir auprès des bureaux d'études en challengeant positivement les options des ingénieurs en matière de design et de garantir la compétitivité des Business Unit.


Dans ces conditions, le montant des budgets "arrières" ne peut certainement pas être un indicateur de performance. Il en est de même avec celui mesurant de la variation de la masse d'achats qui est directement dépendante du volume d'activité et de l'offre et la demande, donc trop volatile pour être fiable.


Le meilleur KPI d'une fonction achats est, sans aucun doute le suivi de la variation du prix multi-net d'un panel de références (plus ou moins large) chez les fournisseurs, c'est le Delta-rebate. C'est, à mon sens, le seul indicateur permettant de suivre la performance individuelle d'un acheteur sur ses catégories. Les outils actuels grâce à leur fonctionnalité et puissance permettent aujourd'hui de gérer facilement cette volumétrie et complexité.


Conclusion

Il n'existe pas de modèle idéal, tout est une question de mesure, de dosage. A l'exception de centrales internationales dont la finalité est extra-territoriale, une centrale d'achats ne doit pas être ni un centre de coûts ni un centre de profit.


La répartition entre Blood money ou Delta-rebates est le sempiternel débat dans notre métier, et c'est aussi une question de balancier ; au même titre que sur certaines familles, il convient d'ouvrir le panel fournisseurs par exemple lorsqu'il devient difficile de négocier signe généralement qu'il y a entente, dans ce cas il convient d'introduire de jeunes requins affamés pour "manger" les vieux… dans d'autres cas, lorsqu'il y a pléthore de fournisseurs, il convient de concentrer les commandes sur un nombre plus limité d'acteurs afin obtenir de meilleures conditions. L'articulation entre Blood Money et Delta rebates fonctionne de manière similaire, lorsque vous arrivez à la fin de ce qui est possible de négocier en termes de conditions, de prix, alors, c'est le signe au prochain round, il faudra se focaliser sur le budget, à contrario, lorsque le montant des budgets devient institutionnalisé par les fournisseurs, l'objectif sera de les prendre à contre-pied, de sortir de la logique budget pour le faire entrer dans celle des prix nets.





Pour ce qui concerne le financement de la centrale, le directeur achats doit détailler le plus précisément possible l'ensemble des ressources budgétaires nécessaires pour livrer les objectifs court, moyen et long-terme. Au-delà des charges salariales, il doit calculer les dépenses d'investissements ainsi que toutes les charges que la centrale devra absorber dans le cadre de sa professionnalisation en formation, voyages, études, benchmarks, IT…






Une fois les coûts de fonctionnement et d'investissements couverts, et le Blood Money est sans doute un bon moyen pour financer la centrale, l'action des acheteurs doit se focaliser à optimiser les conditions d'achats, les services associés, le support technique… et répercuter les gains d'achats négociés (exprimés en Delta-rebates) aux opérationnels pour créer un avantage concurrentiel lors des appels d'offres, générer de la croissance et de la marge opérationnelle.


A ce titre, les acheteurs doivent œuvrer en étroite relation avec les "Bid Managers", responsables grands comptes ou cellule de chiffrage pour établir le niveau de prix net à atteindre pour aborder les appels d'offres, dans les meilleures conditions, c'est le "Price to Win"


En dehors des indicateurs classiques, celui faisant ressortir les Delta-rebates me semble donc le mieux refléter la performance de l'acheteur, sa contribution à négocier les meilleures conditions tarifaires multi- nettes.


D'une manière opérationnelle, le couverture de la centrale doit s'effectuer à la fois Top-Down et Bottom-Up ;


  1. Top-Down, lorsque les objectifs et le besoin en financement du département Achats est décliné par la direction entre les différentes commodités, les MRO et les Capex

  2. Bottom-Up, lorsque les acheteurs fixent leurs objectifs d'optimisation des conditions entre les fournisseurs répartis entre chèques demandés pour les uns, des conditions nettes pour d'autres, et, pourquoi pas, un mix entre les deux sources de revenus.


Un réconciliation est alors effectué pour évaluer le taux de couverture de la centrale et fixer le niveau d'économies en termes de prix nets à destination des entités sur le terrain.


En supplément des indicateurs traditionnels, une troisième voie consisterait à évaluer la Centrale sur sa contribution à la marge brute unitaire de la société, pourquoi pas ? Ce type d'indicateurs présenterait l'avantage de donner une vision de bout en bout de l'apport des acheteurs au commerce dont les deux activités sont indubitablement interdépendantes.

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